Le Souffle entravé : accompagner la dépression par le Shiatsu, retour sur 20 années d’expérience.
Depuis plus de vingt ans, je reçois, à mon cabinet, des patients touchés par la maladie dépressive. Souvent, des médecins généralistes m’ont adressé leurs patients pour un suivi en sophrologie, une discipline (malheureusement) plus connue et acceptée que le Shiatsu par le corps médical. J’ai également été contacté par des médecins psychiatres me déconseillant de poursuivre l’accompagnement de certains patients en sophrologie.
En effet, le sophrologue est souvent peu formé à la prise en charge des troubles mentaux, et plus particulièrement de ceux de l’humeur. J’ai donc dû me former et m’initier par moi-même, avec l’aide de collègues précieux, plus avancés que moi. J’ai, au début, connu des moments de réussite, mais également des instants de solitude intense, voire de peur, lors de certaines séances. Au fil du temps, j’ai appris ce qu’il ne fallait pas faire avec des patients dépressifs.
La sophrologie m’a beaucoup aidé à comprendre et à échanger avec ces patients, mais je me suis rapidement rendu compte que le Shiatsu offrait potentiellement davantage de possibilités de changements positifs pour ceux qui m’ont fait confiance et accepté un travail sur – et par – le corps.
Cet article est une vision personnelle – et donc partielle – des pistes que j’ai pu explorer, avec plus ou moins de succès, dans l’accompagnement de la maladie dépressive par le Shiatsu.
Ce n’est donc ni une description des tableaux pathologiques, ni une liste de tsubo permettant de soigner la maladie dépressive. De nombreux ouvrages érudits traitent parfaitement de la théorie de la médecine orientale. Dans la pratique, il y a autant de patients que de possibilités de traitement – encore faut-il trouver celle qui fonctionne pour chacun d’entre eux.
Je souhaite, au travers de ces quelques lignes, partager mon expérience et ouvrir avec le lecteur divers champs de possibles pour accompagner ces patients.
Cet article sera proposé en deux parties. Dans la première, après avoir présenté succinctement la maladie dépressive, je développerai les différentes pistes que j’ai explorées à l’aide de la médecine chinoise. Dans la deuxième partie (à paraître ultérieurement), je montrerai comment il est possible d’utiliser les Merveilleux Vaisseaux, d’une manière non classique, pour renforcer l’efficacité de l’accompagnement du trouble dépressif persistant. Enfin, je partagerai mon expérience dans l’intégration de l’approche plus moderne de Maître Masunaga dans ma prise en charge du client dépressif.
Pour commencer, je tiens cependant à rappeler qu’extraire un symptôme des tableaux pathologiques de la médecine chinoise n’est normalement pas une manière correcte de procéder. Ces tableaux traitent d’un ensemble de symptômes, dont la dépression peut faire partie. J’ai identifié au moins douze tableaux pathologiques (de déficience et/ou de plénitude) dans lesquels la dépression figure parmi de nombreux autres signes et symptômes.
Je rappelle que c’est normalement l’ensemble des signes et symptômes qui permet de nommer un tableau pathologique, et non l’inverse. Donc, si l’on y réfléchit bien, cet article n’a pas de sens en termes d’approche holistique orientale. Je relève cependant ce défi en me plaçant sur le plan plus général d’une stratégie initiale de travail lors des premières séances de Shiatsu.
Il serait trop long de présenter et de décrire tous les aspects de la maladie dépressive du point de vue de la psychiatrie occidentale. En effet, ce trouble de l’humeur est complexe, tant par la diversité de ses symptômes que par son étiologie, mais aussi par l’association de manifestations supplémentaires, comme une détresse anxieuse, une conduite psychotique ou encore une aggravation mélancolique du trouble. En bas de page (1), vous trouverez, pour débuter, un lien vers un document résumant de manière assez exhaustive ce que vous devez retenir de la description médicale de ce trouble de l’humeur.
De toute façon, ce n’est pas à nous, praticiens de Shiatsu, de poser le diagnostic médical de la maladie dépressive. La plupart du temps, les patients nous sont adressés ou viennent avec un diagnostic déjà établi. Parfois, notre rôle peut consister à orienter nos clients vers un médecin, parce que nous reconnaissons certains signes évocateurs de la maladie.
À notre niveau, je propose de retenir trois signes d’alerte majeurs, qui se révèlent lors du dialogue avec le client. Le premier exprime un retrait progressif du rapport au monde, un relâchement du lien social ; le second, une perte de plaisir dans tous les aspects de la vie quotidienne. Enfin, les patients dépressifs souffrent d’un déficit de leur mémoire autobiographique : ils ont peu de souvenirs spécifiques, car la reconstruction du souvenir est biaisée chez eux. La dépression est donc « neurotoxique » pour le cerveau.
Avant de me consacrer à l’accompagnement de la maladie dépressive par le Shiatsu, j’aimerais, au regard de mon expérience, donner quelques conseils préliminaires sur la prise en charge lors d’une séance. Bien évidemment, il faudra s’adapter aux demandes des clients plutôt que de leur imposer un processus rigide.
Mon premier conseil, qui est une évidence mais qu’il faut rappeler, est de ne pas se lancer dans une analyse ou une pratique psychothérapeutique « de comptoir » si l’on n’y a pas été formé. J’ai moi-même commis cette erreur à mes débuts. Il faut privilégier une écoute bienveillante, sans changer son mode habituel de questionnement, c’est-à-dire en restant absolument dans sa compétence de praticien de Shiatsu.
Mon deuxième conseil, plus pragmatique, est de ne pas rester silencieux pendant la séance, mais de permettre régulièrement au client de s’exprimer sur ce qu’il ressent – sans jamais le forcer, bien sûr. En effet, pour un patient dépressif, le silence pesant d’une séance peut être très anxiogène et douloureux. Autoriser l’expression par la parole, même si cela n’est pas naturel pour un praticien de Shiatsu, peut favoriser une meilleure circulation du Ki et contribuer à lutter plus efficacement contre sa stagnation.
Cette considération me permet, enfin, d’entrer dans le sujet de cet article : et le Shiatsu, dans tout cela ?
Dans les textes classiques chinois, il existe cinq noms qui décrivent, plus ou moins, les symptômes de la dépression au sens occidental. Celui qui s’en rapproche le plus est Yu Zheng. Ce terme a un double sens ; il peut donc être traduit de deux manières : stagnation ou dépression.
Sans vouloir entrer trop dans la théorie, j’aimerais rappeler que, selon la médecine orientale, la stagnation (du Ki, du sang, de l’humidité, des glaires, de la chaleur, de la nourriture) est à l’origine de nombreuses maladies. Le corps humain est souvent décrit comme « un tourbillon de substances vitales », un tourbillon en perpétuel mouvement. Si le mouvement ralentit ou s’arrête, la maladie apparaît.
L’idée générale, exploitée dans ma pratique, est donc que la stagnation du Ki entraîne une
« forme de dépression » dans ce tourbillon de substances vitales ; ainsi, la stagnation du Ki est le premier facteur de la maladie dépressive.
Il est dit :
« Dans les six stagnations, c’est la stagnation qui est la cause des maladies.
Dans la stagnation émotionnelle, c’est l’émotion qui est la cause de la stagnation. »
— Zhang Jing Yue (1563-1640)
J’en profite pour rappeler que les six stagnations émotionnelles sont : la colère, l’excès de réflexion, l’inquiétude, la tristesse, le choc émotionnel et la peur.
Ainsi, avant même d’entrer dans les détails des tableaux pathologiques, les ouvrages anciens affirment que la racine de la dépression est toujours une forme de plénitude – plus précisément, la stagnation du Ki. Il est également souvent question de la stagnation du Ki du foie. Cette affirmation est discutable, car selon moi, la racine de la maladie dépressive peut naître de n’importe quelle stagnation du Ki – pas seulement celle du foie (et donc également celle du cœur, du poumon ou de la rate).
Bien évidemment, avec le facteur temps et la constitution de chaque individu, cette stagnation peut s’associer à des tableaux de vide ou se transformer en tableau de vide et/ou de plénitude. C’est alors que peuvent apparaître un ou plusieurs des douze autres tableaux pathologiques comprenant le symptôme de la dépression.
Cette première vision m’a toujours permis d’offrir un premier accompagnement positif en séance de Shiatsu. Dans ma pratique, j’utilise donc les outils et techniques qui permettent de lutter contre la stagnation dans les méridiens concernés : les tsubo indiqués contre l’accumulation et la plénitude, et surtout les étirements des méridiens.
Vous trouverez, dans vos meilleurs ouvrages, les noms des tsubo indiqués pour lutter contre la stagnation, afin de rythmer votre travail principal sur les méridiens. Par ailleurs, je me permets d’insister sur la nécessité de connaître diverses techniques d’étirement des méridiens (je pratique ceux de Maître Masunaga), car, selon moi, la mise en mouvement du corps du client et l’utilisation des techniques d’étirement sont primordiales dans cet accompagnement, comme moyens de mise en circulation du Ki.
Au fil des années, j’ai également souvent utilisé la théorie des Ben Shen comme support d’une stratégie complémentaire de lutte contre la stagnation du Ki, même si cette approche concerne principalement sur la liaison foie-cœur.
Dans ma pratique de Shiatsu, je me sers peu de la théorie des Cinq Mouvements. Elle représente pour moi un prisme de lecture qui peut être intéressant, surtout au niveau psycho-émotionnel, mais souvent trop simpliste pour imaginer des stratégies de traitement. En revanche, dans le cas de la dépression, je m’en suis souvent inspiré. Elle offre un autre angle d’attaque que celle destinée à éliminer uniquement la stagnation du Ki.
Mais revenons aux Ben Shen, je rappelle que le Hun (qui englobe l’intuition, l’inspiration, la créativité, les rêves, les mouvements vers les autres, l’imagination et les projets) est abrité par le foie. À travers la relation d’engendrement entre le Bois et le Feu, le Hun fournit au Shen le matériel psychique et le mouvement nécessaires à une vie psychique équilibrée. Cette énergie psychique se forme grâce au « va-et-vient » du Hun, et parce que le Shen contrôle et intègre ce que le Hun lui transmet.
Cet équilibre psychique est la manifestation de l’une des fonctions primordiales du foie : assurer la libre circulation du Ki dans toutes les directions.
Si le « va-et-vient » du Hun est insuffisant, ou si le Shen bloque ce mouvement par surcontrôle, la dépression apparaît.
Il existe donc plusieurs possibilités de déséquilibre à l’origine de la dépression :
- Soit la stagnation du Ki du foie empêche le « va-et-vient » du Hun ;
- Soit le Ki du foie est en déficience, ce qui limite le « va-et-vient » du Hun (même si la déficience du Ki du foie reste rare en clinique) ;
- Soit le Ki du cœur est en plénitude majeure et se retourne contre le foie, entravant ainsi le « va-et-vient » du Hun.
J’ai souvent combiné plusieurs approches : outre le travail sur les méridiens du foie et du cœur (ou sur leurs partenaires Yang), j’utilise les points Yu antiques dans la logique des Cinq Mouvements, et plus particulièrement les tsubo de tonification et de dispersion de ces méridiens, afin d’amplifier la dynamique du traitement. L’ajout des tsubo qui favorisent le « va-et-vient » du Hun (répertoriés dans tous les ouvrages classant les tsubo et leurs fonctions) est bien sûr indiqué.
Dans cette démarche, j’ai toujours également intégré un travail sur le méridien du rein, et donc sur le Zhi (traduit selon les sources par « volonté » et/ou « vitalité »). En effet, dans la maladie dépressive, le patient est souvent confronté à une perte de vitalité et à une diminution de la volonté.
(à suivre)
- https://www.msdmanuals.com/fr/professional/troubles-psychiatriques/troubles-de-l-humeur/troubles-d%C3%A9pressifs#Traitement_v1028105_fr






